20

Auger héla un taxi sur le boulevard Saint-Germain. Elle avait troqué son manteau déchiré et maculé de suie contre une veste noire qui lui arrivait à la pointe des hanches, incliné son chapeau sur ses yeux pour cacher son visage et ses cheveux salis. Elle n’aurait pas fait illusion si on l’avait regardée de près, mais dans la lumière crépusculaire de la fin de l’après-midi cette nouvelle tenue devrait faire l’affaire.

— Gare du Nord ! lança-t-elle au chauffeur avant de lui montrer les papiers qu’on lui demanderait pour traverser la Seine. Et le plus vite possible, s’il vous plaît.

Le chauffeur grommela qu’il ne pouvait pas faire de miracle, mais ils traversèrent rapidement la Seine et enfilèrent à toute vitesse les rues étroites du Marais, en louvoyant dans la circulation du samedi qui allait en se densifiant. Auger était au bord de l’épuisement absolu. Elle avait l’impression qu’une falaise menaçait de s’écrouler sur elle à tout moment. Elle appuya sa joue contre la vitre frémissante du taxi et regarda, les yeux brouillés, les lumières des boutiques, les enseignes au néon et les voitures qui glissaient dans des parenthèses rouges, blanches, bleu glacier et dorées. La ville avait l’air aussi intouchable et irréelle qu’un hologramme ; aussi fragile que le verre sur lequel elle était appuyée. Elle devait résister à la tentation de voir les choses sous cet angle. Rien de tout ça n’avait d’importance, se disait-elle ; rien de ce qui pourrait arriver ici n’aurait de conséquences sur sa vie à Tanglewood. Elle n’avait pas besoin de poursuivre l’enquête amorcée par Susan White ; rien de ce qui en sortirait ne pourrait affecter son existence personnelle. Et même s’il arrivait quelque chose d’abominable ici – parce qu’elle ne pouvait pas tout à fait chasser un terrible pressentiment –, ce ne serait pas plus tragique que si un livre brûlait ou, dans le pire des cas, une bibliothèque entière. Même si T2 était condamnée, il n’y avait pas un mois elle en ignorait encore l’existence. Tous les gens, tout ce qu’elle connaissait vraiment, continueraient comme si de rien n’était, et d’ici quelques mois le train-train habituel, avec ses flux et reflux de crises et de tensions, aurait réduit ces souvenirs à un magma dilué, pareil à un rêve. Et en cas de malheur ce n’était pas comme si tout, sur T2, devait disparaître pour toujours ; ils avaient déjà beaucoup appris des documents qui avaient été transmis en contrebande aux Antiquités. Et même si elle éprouvait de la sympathie pour les gens piégés sur T2, elle n’avait qu’à se rappeler que ce n’étaient pas de vrais individus, mais les ombres exilées de vies vécues trois cents ans auparavant. Autant s’apitoyer sur les personnages d’une photo en train de brûler.

Auger sentait sa résolution s’effondrer de minute en minute. Elle n’avait pas envie de prendre le train de nuit pour Berlin, d’autant qu’une option beaucoup plus simple s’offrait à elle : rester à Paris et attendre le retour du module. On l’avait envoyée ici pour accomplir une certaine tâche, elle s’en était tirée de son mieux. Personne ne pourrait lui en vouloir si elle s’arrêtait là et ne se préoccupait plus que de sa propre sécurité.

Le taxi ralentit et s’arrêta dans la cour, devant la gare, le chauffeur attendant, sans couper le moteur, qu’elle le paye. L’espace d’un instant, Auger resta paralysée, incapable de bouger, prise dans une stase d’indécision. Elle envisagea fugitivement de demander au chauffeur de faire demi-tour et de l’emmener vers un autre hôtel, n’importe lequel, où Floyd et les autres ne viendraient pas la débusquer. Ou bien elle pouvait suivre son plan, entrer dans la gare, prendre le train pour Berlin et se perdre en Europe, dans les profondeurs de T2. À la seule idée de prendre le train, elle sentait une boule se former dans sa gorge, comme si on lui demandait de s’approcher du bord d’une falaise monstrueusement haute, qui lui donnait le vertige. Elle n’avait pas été entraînée pour ce genre de mission. Caliskan l’avait à peine briefée, juste pour récupérer les documents, pas pour explorer T2. Il y avait sûrement des gens plus qualifiés qu’elle pour ça…

La pensée que ça pouvait être vrai lui fit l’effet d’un coup de fouet.

Tu peux le faire, se dit-elle, puis se le répétant, comme un mantra.

Le chauffeur se retourna sur son siège, la regarda, les poils de son cou crissant sur le col de sa chemise. Il se fichait pas mal qu’elle prenne son temps ; le compteur tournait toujours.

— Tenez, fit Auger en lui mettant quelques billets dans la main. Gardez la monnaie.

Une minute plus tard, elle était dans le hangar de verre et d’acier de la gare, et cherchait des yeux un guichet. Le quai grouillait de voyageurs qui se bousculaient et vibrionnaient, essaim d’abeilles grises vaquant à leurs missions, rigoureusement indifférentes les unes aux autres. Derrière eux, les trains attendaient en piaffant d’impatience, vomissant des panaches de vapeur blanche vers les hauteurs. Sous ses yeux, un train couchettes partit, pour Munich, Vienne ou une autre ville encore plus lointaine dans la nuit d’Europe. Ses lanternes rouges ensanglantaient les rails.

Chaque chose en son temps. Auger trouva les guichets et fut soulagée de voir que la queue des destinations internationales était beaucoup plus courte que les autres. Elle s’était déjà juré que s’il ne restait pas de place dans le train de nuit elle monterait à bord sans billet et discuterait plus tard. Mais il y avait encore des couchettes libres à bord du train de dix-neuf heures – plus tard qu’elle n’aurait voulu, mais c’était mieux que rien.

Elle tendit l’argent, l’employé du guichet ne paraissant pas ciller devant ses mains noires et ses ongles incrustés de crasse. Les employés des chemins de fer devaient être blasés.

— Quel quai ? demanda-t-elle.

L’employé lui répondit, et ajouta que les passagers n’étaient admis à bord du train qu’une demi-heure avant le départ.

Elle avait donc plus d’une heure à perdre. Elle mit les vingt premières minutes à profit pour chercher les toilettes des dames et réparer au mieux le désordre de sa tenue. Le temps qu’elle ait fini, le savon qu’elle avait utilisé était tout noir et le lavabo donnait l’impression qu’une armée de mineurs s’y étaient débarbouillés après une journée passée à creuser des galeries à même le charbon. Mais elle avait retrouvé aspect humain, et se sentait mieux. Elle se changea, mit les vêtements de Greta, fourra ses propres frusques salies et déchirées dans le sac et commença à penser qu’elle courait dorénavant moins de risques de se faire repérer. Comme il restait encore plus d’une heure avant le départ du train, Auger fut tentée de sortir de la gare pour chercher le relatif anonymat d’un bistrot ou d’une brasserie du quartier. Elle n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner, et elle commençait à avoir faim. Mais si elle sortait de la gare du Nord, elle redoutait de ne pas avoir le courage d’y revenir. Alors, elle se rabattit sur un restaurant à l’intérieur de la gare, et trouva, au milieu d’un labyrinthe de miroirs, un box dans un coin tranquille, d’où elle pouvait voir entrer et sortir les gens sans attirer l’attention. Elle commanda un sandwich et un verre de vin, et fit des vœux pour que les aiguilles de la pendule du restaurant tournent plus vite et qu’il soit bientôt dix-huit heures trente.

Par les portes de verre du restaurant, de l’autre côté du hall, elle aperçut alors un homme en imperméable gris et chapeau qui s’arrêtait devant un kiosque à journaux. Il fouilla dans sa poche, à la recherche de monnaie, regarda autour de lui comme un touriste qui se serait retrouvé pour la première fois dans cette gare. Puis il tourna le dos au kiosque, remonta ses grosses lunettes sur son nez, ouvrit le journal et commença à lire. Ce n’était pas Floyd.

Le plat d’Auger arriva. Elle huma le vin, but la moitié du verre très vite, et pour la première fois depuis qu’elle s’était réveillée, ce jour-là, s’autorisa à se calmer un peu. D’ici un moment, elle serait dans le train de nuit, à l’abri dans sa couchette. Ce n’était pas plus dangereux que de rester à Paris – peut-être même moins, parce qu’elle mettrait ainsi une certaine distance entre les bébés de guerre et elle. Une fois à Berlin, elle remonterait la piste jusqu’à l’aciérie et elle verrait bien ce qu’il en sortirait. Et même si elle ne revenait qu’avec une description des lieux, ça n’aurait pas été inutile. Caliskan lui reprocherait sans doute d’avoir outrepassé les termes de sa mission, tout en lui exprimant secrètement son appréciation pour ce qu’elle aurait fait. En poursuivant l’enquête avortée de Susan White, elle observerait assurément mieux ce monde que si elle restait enfermée dans une chambre d’hôtel à Paris, à trembler au moindre bruit.

Un autre homme en imperméable poussa la porte du restaurant. Il était tête nue, mais l’espace d’un instant, alors que la vapeur du percolateur obstruait son champ de vision, elle aurait pu le prendre pour Floyd. Mais il ne fut pas plus tôt entré qu’une femme mince, en robe verte, moulante, se leva et lui fit signe. Le couple s’embrassa. Des amants clandestins, Auger en aurait mis sa main au feu. L’homme avait un cadeau pour la femme, et elle le déballa avec une expression ravie. Probablement un bijou. Il commanda à boire et l’homme et la femme restèrent là, à se tenir les mains, pendant dix minutes, sur quoi l’homme l’embrassa et disparut dans la frénésie de la gare. Une minute plus tard, Auger entendit le sifflet d’un train qui partait, et sut avec une certitude absolue que l’homme était dedans, et retournait vers son pavillon de banlieue et sa famille. Un intermède de dix minutes aussi routinier que de se brosser les dents et d’embrasser sa femme en partant, le matin. L’espace d’un instant vertigineux, les gens, autour d’elle, lui parurent tout à coup aussi réels que tous ceux qu’elle avait pu connaître auparavant, et elle dut faire un effort de volonté pour parvenir à les réduire, eux et leur environnement, à un simple écho, une image résiduelle.

Auger regarda sa montre. Plus qu’une dizaine de minutes, et elle pourrait monter à bord de son train et gagner sa couchette. Dans une heure, elle serait à mi-chemin de la frontière, et le temps qu’elle se réveille elle arriverait à Berlin, pour le meilleur ou pour le pire. Elle héla le garçon et commença à rassembler ses affaires. C’était peut-être le vin, mais elle était à présent irrévocablement décidée à mener à bien les investigations amorcées par Susan White.

Un serveur en tablier blanc lui apporta l’addition. Auger fouilla dans sa monnaie, s’amusa à payer avec des pièces, et se réjouit de pouvoir laisser un pourboire raisonnable. En souriant, elle poussa les pièces vers le garçon et s’apprêta à partir, décidant qu’il valait mieux ne pas finir son vin.

C’est alors qu’elle vit les enfants.

Ils étaient deux, debout, parfaitement immobiles, l’un à côté de l’autre, au milieu de la salle des pas perdus. Le garçon tenait un yo-yo et la fille un animal en peluche qui donnait l’impression d’avoir été récupéré dans une poubelle. Le garçon portait une chemise rouge et un short, des chaussettes blanches et des chaussures noires, vernies, la fille une robe jaune, crasseuse, et le même genre de chaussures. Il fallait les regarder attentivement pour se rendre compte que ce n’étaient absolument pas des enfants, plutôt des goules déguisées en bambins. La pluie avait délavé leur maquillage, le faisant couler et le brouillant. Les voyageurs passaient autour d’eux, mais à bonne distance, comme s’ils les évitaient, peut-être même sans s’en rendre compte.

Auger perdit les petites silhouettes de vue et finit rapidement son verre de vin. Elle dut s’obliger à se lever pour sortir du restaurant, avant que le train ne parte. Il n’y avait pas de raison d’avoir un sursaut d’horreur chaque fois qu’un enfant mal attifé croisait sa route. Après tout, Paris était plein de drôles de gosses, et ils n’étaient pas tous déterminés à la tuer.

Deux hommes d’affaires s’éloignèrent de la devanture du restaurant. Et les enfants étaient toujours là : debout, parfaitement immobiles, mais maintenant beaucoup plus près de la porte. Ils ne l’avaient pas encore repérée, mais ils promenaient autour d’eux le regard fixe des serpents. Un autre groupe de passants obstrua un instant sa vision, et lorsqu’ils disparurent, les enfants s’étaient encore rapprochés. Il était clair que c’était le restaurant qui les intéressait. Un instant plus tôt, elle aurait peut-être eu une chance de sortir sans qu’ils la remarquent, mais maintenant elle était prise au piège.

Auger baissa les yeux sur les restes de son sandwich, puis fit semblant de lire le menu comme si de rien n’était. Les enfants pouvaient ne pas savoir exactement à quoi elle ressemblait, après tout.

Lorsqu’elle risqua un nouveau coup d’œil vers la porte, la fille était toujours dehors, mais le garçon était maintenant entré et se tenait auprès du comptoir éclairé, où des gâteaux étaient offerts à la gourmandise de la clientèle. Deux mouches tournaient autour du gamin, apparemment plus intéressées par lui que par les merveilles sucrées.

Auger se laissa retomber sur son siège. Le gamin était juste dans son champ de vision, mais il ne paraissait pas l’avoir repérée. Il était juste planté là, et il tournait la tête lentement, régulièrement, comme une caméra de surveillance pivotant sur son axe. Elle fut tentée de se cacher derrière l’une des cloisons garnies de miroirs qui séparaient les boxes, mais elle s’abstint de bouger, de crainte que le garçon ne la remarque. Il clignait rarement des yeux, et chaque fois comme par obligation. D’ici quelques secondes, son regard tomberait sur elle. Elle se rappela qu’elle transportait deux armes : l’automatique et le mince pistolet qu’elle avait pris au bébé de guerre, dans le tunnel. Cette pensée lui procura une étincelle d’assurance, mais elle chassa aussitôt l’idée de s’en servir. Les enfants étaient probablement armés, eux aussi, et il y en avait peut-être d’autres que les deux qu’elle avait repérés. Et puis même si elle se débarrassait par la violence des pseudo-enfants, il y avait peu de chances qu’elle puisse quitter cette gare très fréquentée sans se faire appréhender.

Le regard du garçon l’avait presque transpercée. Elle se figea. Peut-être qu’il ne ferait pas le rapprochement avec la femme ébouriffée qui portait les vêtements d’une autre. Mais elle chassa aussitôt ce mince espoir. Il paraissait évident que le gamin la cherchait elle, spécifiquement, et ne se laisserait pas abuser par quelques changements superficiels.

La main d’Auger chercha son automatique, sous la table. Elle serait peut-être obligée de s’en servir, tout compte fait – quelles qu’en soient les conséquences.

Le garçon la regarda – ou plus exactement regarda à travers elle. Elle eut l’impression d’avoir été balayée par le rayon d’un projecteur. La rotation régulière de sa tête se poursuivit et son attention se porta plus loin. Sa tête avait pivoté de près de quatre-vingt-dix degrés depuis sa position de départ, et semblait vouloir continuer sa rotation impossible. Auger se demanda combien de temps passerait avant que quelqu’un remarque cet étrange gamin, mais les autres clients du restaurant n’avaient pas l’air de s’étonner de sa présence.

Puis la tête du garçon s’arrêta et revint en arrière – vers elle. Cette fois, elle sentit qu’elle avait attiré son attention : il ne regardait pas seulement dans sa direction, il se concentrait sur la stalle dans laquelle elle se trouvait. Un changement à peine notable passa sur le masque poudré, outrageusement maquillé, qu’était son visage, un imperceptible élargissement de sa bouche évoquant un sourire de triomphe ou de gloutonnerie.

La tête du garçon revint précipitamment, comme un élastique tendu qu’on relâche, vers la porte du restaurant, et il ouvrit la bouche pour émettre un unique cri, une espèce de trille. Un passant non concerné aurait pu croire à une exclamation sans signification particulière – une marque d’idiotie, peut-être. Mais Auger savait que le cri était chargé d’informations soniques, que l’autre pseudo-enfant était parfaitement capable de déchiffrer.

Les genoux raides, à la façon d’un robot qui n’aurait pas marché convenablement, le garçon s’avança vers le box d’Auger. Elle essaya de s’abstenir de toute réaction, de rester concentrée sur la pendule, dans l’espoir que le garçon s’approcherait d’elle sans méfiance. Il avait empoché son yo-yo et quelque chose brillait maintenant dans sa main, étincelant comme un miroir et aussi lisse que le verre.

Une main se posa sur l’épaule du garçon. Il tourna la tête vers l’adulte avec un mélange de colère et d’incompréhension, le visage convulsé en une expression furibarde qui ne servit qu’à craqueler et déloger les dernières plaques de maquillage croûteux qui dissimulaient sa véritable apparence. Le serveur, particulièrement grand, qui venait de poser la main sur lui le dominait comme une tour. Tout en prenant garde à ne pas regarder directement ce qui se passait, Auger vit l’homme se pencher, approcher sa grosse tête moustachue de celle du gamin. Il prononça quelques mots, Auger vit bouger ses lèvres, puis il y eut un rapide éclair d’argent et le serveur recula avec une expression étonnée, comme si le gamin lui avait lancé un juron bien choisi, un juron d’adulte.

L’homme s’écroula dans l’étalage de pâtisseries, sur les rayonnages de zinc. Dans le blanc pur de son tablier, une tache rouge s’étoilait, à l’endroit où il avait été poignardé. L’homme palpa la blessure avec ses doigts et porta ses phalanges rougies devant ses yeux ; il commença à balbutier, mais les mots se bousculèrent dans sa gorge. Autour de lui, les dîneurs lâchèrent leurs couverts et commencèrent à lancer des exclamations inquiètes. Un homme cria. Une femme hurla. Un verre s’écrasa par terre.

Le garçon avait disparu.

En quelques secondes, ce fut un véritable pandémonium autour du serveur poignardé. Auger ne voyait que les dos des gens bien intentionnés massés autour de lui. Un autre serveur hurlait au téléphone pendant qu’un troisième traversait la salle des pas perdus en courant pour aller chercher de l’aide. La scène commençait à attirer l’attention des personnes qui attendaient leur train au-dehors. Une sorte d’employé des chemins de fer – un individu remarquablement identique à celui à qui Floyd avait graissé la patte l’après-midi même –, qui s’approchait d’un pas de sénateur, prit conscience de la panique et pressa l’allure autant que le lui permettaient son souffle court et sa grosse bedaine. Quelqu’un poussa trois coups de sifflet stridents.

Auger attrapa ses affaires. Les pseudo-enfants étaient-ils toujours dans le coin, à l’attendre ? Impossible à dire. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle n’avait pas envie d’être dans les parages quand la police arriverait et commencerait à relever les noms et adresses des témoins, ce qui paraissait inévitable. Elle ne pouvait se permettre de rater ce train pour Berlin, et encore moins de tomber entre les griffes des représentants de la loi. Et si le responsable de la station Cardinal-Lemoine avait décidé de raconter l’incident à ses supérieurs, après tout ?

Elle se tamponna les lèvres avec sa serviette et jugea que le moment était venu de filer, ce qu’elle fit, contournant les badauds massés autour du blessé. Elle aurait aussi bien pu être faite de fumée, pour l’intérêt qu’ils lui portèrent. Arrivée à la porte, elle regarda à droite et à gauche dans la salle des pas perdus. Les pseudo-enfants n’étaient pas en vue. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’ils avaient décidé de quitter la gare avant que les témoins aient commencé à s’accorder sur la présence d’un petit garçon vicieux armé d’un couteau. Elle se dirigea aussi rapidement et discrètement que possible vers le tableau des départs et vérifia à nouveau le quai d’où partait le train de nuit pour Berlin. Il était arrivé : une longue chaîne de voitures vert foncé, au bout de laquelle sifflait une locomotive noire à vapeur. Tout le long du train, des cheminots achevaient les préparatifs, des hommes en uniforme s’affairaient autour de chariots de linge, de nourriture et de boissons, montaient et descendaient des voitures, tout en s’interpellant dans un français curieusement accentué. Un contrôleur secoua la tête en voyant Auger s’avancer sur le quai et tapota sa montre avec le doigt.

Dans le lointain, on entendait hurler les sirènes des voitures de police qui approchaient de la gare.

— Je vous en prie, monsieur ! appela Auger. Il faut que je monte dans ce train !

Comment avait-elle pu lâcher une phrase aussi stupide ? il ne manquerait plus maintenant que l’homme s’imagine qu’elle cherchait à fuir les autorités.

— Encore cinq minutes, mademoiselle, dit-il d’un ton d’excuse, et vous pourrez gagner votre voiture.

Auger lâcha ses sacs et fouilla dans ce qui lui restait d’argent.

— Tenez, dit-elle en lui tendant dix francs. C’est pour vous.

L’homme fit la moue, la toisa du regard. Les sirènes semblaient toutes proches, à présent. Du coin de l’œil, elle vit que les gens se massaient toujours à l’entrée du restaurant.

— Vingt, dit-il. Et vous pourrez trouver votre couchette.

— Pour vingt, vous pourriez même m’aider à la trouver, rétorqua Auger.

L’homme sembla penser que c’était un compromis acceptable, empocha le billet de dix francs supplémentaire et la fit monter, deux voitures plus loin, dans celle qui correspondait au chiffre inscrit sur son billet. L’homme lui montra son compartiment, poussa la porte, prit la clé dans la serrure et la tendit à Auger.

— Merci, dit-elle.

Il inclina la tête et la laissa. Il y avait deux couchettes dans le compartiment, mais elle avait payé pour être seule. Il y avait là un lavabo en métal parfaitement propre muni d’un robinet, un petit placard, un petit bureau repliable et un tabouret. Les cloisons étaient de bois verni avec des lumières encastrées. Auger avisa aussi un cordon pour appeler le contrôleur, un rideau en tissu qu’on pouvait baisser, et une photo monochrome, passée, d’une cathédrale qu’elle ne reconnut pas.

Elle baissa la vitre, faisant entrer les bruits de la gare. Dans les claquements de portes, le vacarme des trains qui arrivaient et repartaient et les annonces des haut-parleurs, elle n’entendait plus de sirènes. Cela voulait-il dire que les voitures de police étaient passées devant la gare et avaient continué, appelées ailleurs ? Elle regarda à nouveau sa montre. Si seulement les aiguilles voulaient bien se rapprocher de l’heure de départ…

Non loin de là, sur le quai, elle entendit un échange de voix furieuses. Lentement, elle passa la tête par la vitre afin de regarder le long du train. Le contrôleur à qui elle avait donné un royal pourboire discutait en gesticulant avec deux policiers en tenue. Ils le bousculèrent sans ménagement et commencèrent à longer les voitures. Ils marchaient très lentement, s’arrêtant devant chaque vitre. L’un des deux hommes avait une lampe torche et regardait dans chaque compartiment. Le contrôleur les suivait en marmonnant.

Auger s’obligea à reprendre sa respiration. Lentement, très lentement, elle rentra la tête et remonta la vitre. Elle aurait eu le temps de descendre de la voiture. Mais que se passerait-il si un autre policier entrait dans le wagon, bloquant sa retraite ?

Les voix des deux policiers se rapprochaient. Elle les entendit tapoter sur la vitre, à quelques compartiments seulement du sien. Elle avait à peine le temps de prendre ses affaires, et sûrement pas celui de trouver un endroit où se cacher. Elle devrait se contenter d’avoir l’air aussi naturel que possible. Elle baissa à moitié le rideau, se rassit et se prépara à attendre.

On frappa à la porte du couloir. Elle retint son souffle, faisant silencieusement des vœux pour que l’importun fiche le camp.

On frappa à nouveau. Et murmura, tout bas mais d’un ton pressant :

— Auger ?

Floyd ?! Il ne manquait plus que lui !

— Fichez le camp, dit-elle tout bas, en collant sa bouche à la serrure. Je vous ai dit que je ne voulais plus jamais vous voir.

— Et moi je crois que nous n’en avons pas fini, tous les deux.

— Dans vos rêves !

— Laissez-moi entrer. Il faut que je vous parle. Ce que j’ai à vous dire vous fera peut-être changer d’avis…

— Rien de ce que vous pourrez dire ou faire, Wendell…

Elle se tut. Les policiers, au-dehors, devaient maintenant être tout près de son compartiment.

— J’ai gardé des informations par-devers moi, reprit Floyd.

— Qu’est-ce que vous racontez ? siffla-t-elle.

— C’est à propos de cette boîte de documents. Je me suis dit qu’il pourrait être utile de garder un moyen de pression.

— J’ai déjà tiré tout ce dont j’avais besoin de ces documents, Floyd.

— C’est sûrement pour ça que vous partez pour l’Allemagne ? Parce que vous avez déjà toutes les réponses ? Amusant… Bon, que s’est-il passé, au restaurant ?

— Un de ces pseudo-enfants a poignardé un serveur.

— C’était après vous qu’il en avait ?

À quoi bon mentir, maintenant ?

— Un bon point pour vous. Allez, partez sur cette bonne impression et fichez-moi la paix !

— Les policiers, là, dehors, semblent penser que vous pourriez être impliquée là-dedans. Vous avez quasiment fui la scène du crime, à en croire des témoins. Des innocents ne font pas ça…

— Rien de tout ça n’est mon problème. Votre petit monde n’est pas mon problème.

— Vous savez ce qui est le plus pénible ? La façon dont vous dites ça. On dirait presque que vous le pensez.

— Mais je le pense, dit-elle cruellement. Maintenant, laissez-moi tranquille.

— Ces policiers ne vous laisseront aller nulle part avec ce train…

Elle entendit un coup de sifflet et le rugissement d’un train qui partait. Mais ce n’était pas le sien.

— Je me débrouillerai.

— Comme vous vous êtes débrouillée avec moi, cet après-midi ? Vous n’auriez pas utilisé ce revolver, Verity. Je le voyais bien dans vos yeux.

— Eh bien, vous m’avez mal jugée. Je…

On frappa sur la vitre, plusieurs coups, impérieux. Une voix demanda sèchement, avec l’accent parigot :

— Ouvrez la vitre !

Elle remonta le rideau et tira sur la courroie de cuir qui abaissait la vitre.

— Vous voulez voir mon billet ?

— Juste vos papiers, répondit le policier planté dehors.

— Tenez, fit Auger en lui passant ses papiers par la vitre ouverte. Il y a un problème ? Je ne m’attendais pas à devoir montrer mes papiers avant la frontière.

— Il y a quelqu’un dans le compartiment avec vous ?

— Je crois que je l’aurais remarqué.

— Je vous ai entendue parler.

Avec un naturel qui la surprit elle-même, Auger répondit dans la seconde :

— Je me récitais tout ce que j’ai à faire à Berlin.

L’homme fit un bruit équivoque.

— Vous êtes là, dans le train, toute seule, avant tout le monde… Pourquoi étiez-vous tellement pressée de monter dedans ?

— Parce que je suis fatiguée, et que je n’ai aucune envie de discuter avec les autres voyageurs.

L’homme sembla ruminer sa réponse avant de renvoyer :

— Nous cherchons un enfant. Avez-vous vu des enfants non accompagnés traîner par ici ?

Puis une autre voix vint faire diversion : Floyd, qui se trouvait maintenant au-dehors, parlait à l’homme d’une voix douce, en français, trop vite pour qu’elle suive la conversation, dans le brouhaha de la gare, mais elle reconnut le mot « enfant », prononcé à plusieurs reprises. Le flic répliqua par des questions, sur un ton sceptique, d’abord, puis de plus en plus pressant. Floyd et lui échangèrent encore quelques paroles sur le mode hargneux, puis elle entendit les pas des policiers qui s’éloignaient précipitamment, et des coups de sifflet stridents.

Un instant passa, et Floyd frappa à la porte de son compartiment.

— Laissez-moi entrer. Je viens de vous débarrasser de ces sbires.

— Et je vous en serai éternellement reconnaissante, mais je vous le redis : il faut que vous descendiez de ce train.

— Pourquoi tenez-vous tellement à aller à Berlin ? Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans le contrat avec Kaspar ?

— Moins vous m’en demanderez, Floyd, plus ce sera facile pour nous deux.

— Le contrat est en rapport avec un événement désastreux, n’est-ce pas ? Quelque chose que vous voulez empêcher ?

— Pourquoi pensez-vous que je n’essaie pas plutôt de contribuer à ce que ça se produise ?

— Parce que vous avez un beau visage. Parce qu’à l’instant où vous êtes entrée dans mon bureau j’ai décidé que vous me plaisiez.

— C’est bien ce que je disais : vous ne savez pas juger les gens.

— J’ai un billet pour Berlin, dit-il. Et je connais un bon hôtel sur le Kurfürstendamm.

— Vous avez tout organisé, hein ?

— Vous n’avez rien à perdre à me laisser vous accompagner.

— Et rien à gagner non plus.

— Pluie d’argent, dit Floyd.

C’était dit avec une telle désinvolture qu’elle pensa avoir mal compris. C’était la seule explication logique. Il ne pouvait pas avoir dit ce qu’elle croyait avoir entendu. À moins que…

— Quoi ? demanda-t-elle, un ton plus bas.

— J’ai dit « pluie d’argent ». Je me demandais si ça vous dirait quelque chose.

Elle leva les yeux au ciel et ouvrit la porte du compartiment. Floyd était planté dans le couloir, le chapeau à la main, et la regardait d’un air de chien battu.

— De quoi parlez-vous ?

— Ça vous dit quelque chose, hein ? insista-t-il.

— Fermez la porte derrière vous.

Il y eut un coup de sifflet, et un instant plus tard le train s’ébranlait lentement.

Floyd tendit à Auger la carte postale qu’il avait conservée par-devers lui. Elle alluma la lampe de lecture et l’orienta pour examiner la carte. Le train prit de la vitesse et se mit à bringuebaler au gré des aiguillages qui formaient comme une dentelle à la sortie de la gare.

— Édifiant, n’est-ce pas ? dit-il.

La carte postale était un message de Susan White à Caliskan. Il était clair qu’elle n’avait jamais été postée. Et tout aussi claire était l’allusion à la Pluie d’Argent. Mais la Pluie d’Argent était une arme du passé, une sorte de peste biblique, qui inspirait la terreur. La Pluie d’Argent était ce qui pouvait arriver de plus terrible à un monde. Car ce serait à coup sûr la dernière chose qui lui arriverait jamais.

La pluie du siècle
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